- L'idée qu'après cette guerre la vie pourrait continuer « normalement » ou même
qu'il pourrait y avoir une « reconstruction » de la civilisation (Kultur) -
comme si la reconstruction de la civilisation n'en était pas déjà en elle-même
la négation - est une idée stupide. Des millions de Juifs ont été massacrés, et
on voudrait que ce ne soit qu'un intermède et non pas une catastrophe en soi.
Qu'est-ce que cette civilisation attend de plus ? Et même s'il y a encore un
sursis pour une multitude de gens, peut-on s'imaginer que ce qui s'est passé
en Europe reste sans conséquences, et ne pas voir que la quantité de victimes
représente un saut qualitatif pour la société dans son ensemble, un saut dans
la barbarie ? Si on répond au coup par coup, c'est une façon de perpétuer la
catastrophe. Il suffit de réfléchir au problème de la vengeance des victimes
de ce massacre. Si on tue autant de l'autre côte, l'horreur devient une
institution et le schéma précapitaliste de la loi du talion, qui depuis des
temps immémoriaux n'est plus en vigueur que dans quelques montagnes retirées,
se trouve réintroduit à l'échelle élargie des nations entières, qui en sont les
sujets sans sujet. Mais si les morts ne sont pas vengés et si l'on fait grâce,
alors c'est finalement le fascisme qui, dans son impunité, aura gagné malgré
tout et, une fois qu'il aura ainsi montré comme c'est facile, cela recommencera
ailleurs. La logique de l'histoire est aussi destructive que les hommes qu'elle
enfante: où que puisse la pousser la pesanteur qui est la sienne, elle
reproduit l'équivalent du malheur qui a eu lieu. Normale est la mort.
(p.72)
(Editions Payot et Rivages 2003 traduit de l'allemand par Eliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral)
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