- ... un témoignage ne vaut que fixé dans sa première fraîcheur et je ne puis me
persuader que celui-ci doive être tout à fait inutile.
(p.29)
- Je suis juif, sinon par la religion, que je ne pratique point, non plus que
nul autre, du moins pas la naissance. Je n'en tire ni orgueil ni honte,[...].
Je ne revendique jamais mon origine que dans un cas : en face d'un antisémite.
(p.31)
- Je pense avec Pascal, que le zèle est étrange « qui s'irrite contre ceux qui
accusent des fautes publiques, et non pas contre ceux qui les commettent » ...
« Jamais les saints ne se sont tus », a-t-il encore écrit ailleurs. Ce n'est
pas une devise pour la censure. Elle n'en mérite pas moins d'être méditée par
quiconque, sans prétendre, hélas ! à la sainteté, s'efforce simplement vers la
modeste moralité d'un honnête homme.
(p.57)
- Car l'A.B.C. de notre métier [ YF : d'historien ] est de fuir ces grands
noms abstraits [YF : comme "commandement"] pour chercher à rétablir,
derrière eux, les seules réalités concrètes, qui sont les hommes. Les erreurs
du commandement furent, fondamentalement, celles d'un groupe humain.
(p.57)
- [...] alourdi sans doute par des années de bureau et de pédagogie, ce soldat de
carrière avait complètement, cessé d'être - avec tout ce que ce mot comporte de
domination de soi et d'implacabilité - un chef.
(p.60)
- Toujours prêt à donner un renseignement ou une directive, il fut le chef qui
sais laisser aux exécutants la liberté nécessaire, tout en prenant la
responsabilité de tout.
(p.62)
- Aujourd'hui de même, un général, fût-il parmi les plus étoilés, s'il pénètre
dans lae pièce où travaille un modeste sous-lieutenant, sans manquer à la plus
élémentaire courtoisie, omettre de lui tendre la main.
(p.63)
- Les difficultés n'apparaissent pas, aux divers échelons, sous le même
angle et se mettre par la pensée à la place d'autrui fut toujours, au bas
comme au sommet de la hiérarchie, une gymnastique mentale singulièrement
difficile.
(p.64)
- Après tout, se tromper au départ, il est peu de grands capitaines qui ne s'y
soient laissé quelquefois entraîner; la tragédie commence quand les chefs ne
savent pas réparer.
(p.72)
- M'accuseras-t-on de m'attacher à des vétilles ? je n'apprécie guère, je
l'avoue, le négligé dans les choses; il passe aisément à l'intelligence.
(p.89)
- Il n'est jamais bon que des hommes chargés de responsabilités assez lourdes,
et qui doivent conserver un sens aigu de l'initiative, aient à l'esprit
constamment tiré en arrière par des tâches presque purement mécaniques.
(p.90)
- Peut-être serait-ce un bienfait, pour un vieux peuple, de savoir facilement
oublier : car le souvenir brouille parfois l'image du présent et l'homme avant
tout a besoin de s'adapter au neuf.
(p.100)
- Le soldat à la Kipling obéit bien, et se bat bien : il devait le prouver, une
fois de plus, de son sang, sur les champs de bataille de la Belgique. Mais il
est pillard et paillard. Ce sont deux vices que notre paysan, quand ils
s'exercent aux dépens de sa basse-cour ou de sa famille, pardonne difficilement.
(p.101)
- Une alliance véritable est une création continue : elle ne s'écrit pas sur le
papier : elle ne subsiste que par une multiplicité de petits rapports humains,
dont le total fait un lien solide.
(p.113)
- Il y a deux mots que je voudrais voir rayés du vocabulaire militaire : ceux de
« dressage » et de « mise au pas ».
[...]
Pratiquement la « mise au pas » se confond presque toujours avec le respect
imposé de forme extérieures, dont la valeur n'est pas niable, quand elles
servent d'expression à une discipline plus profonde, mais qui ne sauraient
être exigées avec profit si, en même temps, un courant de confiance n'a su
être crée, assez fort pour que, chez presque tous, l'observance de ces gestes
de déférence n'en naisse spontanément. Je consens qu'on « dresse » l'homme;
mais ce ne saurait être sans se tourner vers l'homme tout entier, que les vrais
chefs savent bien comment prendre.
(p.121/122)
- Le courage personnel est, chez qui choisit la carrière des armes, la plus
obligatoire de toutes les vertus professionnelles : si indispensable, en vérité,
à la bonne conscience du groupe, qu'il est de règle de la tenir pour aller de
soi.
(p.135)
- Faire preuve de courage, c'est pour le soldat, proprement faire son métier.
(p.136)
- Quand un chef commence à dire « à quoi bon ? », gare aux exécutants !
(p.141)
- « Capitulation » le mot est de ceux qu'un vrai chef ne prononce jamais, fût-ce
en confidence : qu'il ne pense même jamais.
(p.143)
- Etre un vrai chef, c'est, avant tout peut-être, savoir serrer les dents;
c'est insuffler aux autres cette confiance que nul ne peut donner s'il ne la
possède lui-même; c'est refuser, jusqu'au bout, de désespérer de son propre
génie; c'est accepter enfin, pour ceux que l'on commande en même temps que pour
soi, plutôt que l'inutile honte, le sacrifice fécond.
(p.144)
- Sans un emploi du temps bien réglé, il n'est pas d'activité vraiment féconde.
(p.145)
- C'était avant l'événement qu'il aurait fallu savoir analyser les nouvelles
données du problème stratégique. Or, s'adapter, par avance, à une réalité
simplement prévue et analysée par les seules forces de l'esprit, c'est là
probablement, pour la plupart des hommes, une exercice mental singulièrement
plus difficile que de modeler leur action, au fur et à mesure, sur des faits
directement observés.
(p.153)
- Le champ des erreurs n'a pas de limite et ce qui fut hier sagesse peut devenir,
demain folie.
(p.155)
- D'ici peu d'années je serai hors d'état d'être mobilisé. Mes fils prendront ma
place. En conclurai-je que ma vie sera devenue plus précieuse que les leurs ?
Il vaudrait beaucoup mieux, au contraire que leur jeunesse fût conservée, aux
dépens, s'il le fallait de mon vieil âge. Il y a longtemps qu'Hérodote l'a dit :
la grande impiété de la guerre, c'est que les pères alors mettent les fils au
tombeau.
(p.163)
- Nul n'a le droit de croire sa vie plus utile que celle de ses voisins, parce
que chacun dans sa sphère, petite ou grande trouvera toujours des raisons,
parfaitement légitimes de se croire nécessaire.
(p.167)
- [...], la grande loi du commerce, qui est de donner peu, pour beaucoup recevoir.
(p.169)
- Je n'ai jamais cru qu'aimer sa patrie empêchait d'aimer ses enfants ; je
n'aperçois point d'avantages que l'internationalisme de l'esprit ou de la classe
soit irréconciliable avec le culte de la patrie. Ou plutôt je sens bien, en
interrogeant ma propre conscience, que cette antinomie n'existe pas. C'est un
pauvre coeur que celui auquel il est interdit de renfermer plus d'une tendresse.
(p.173)
- Délibérément - lisez Mein Kampf et les conversations avec Rauschning -
l'hitlérisme refuse à ses foules tout accès au vrai. Il remplace la
persuasion par la suggestion émotive.
(p.177)
- Nous serons perdus,si nous nous replions sur nous-mêmes; sauvés, seulement, à
condition de travailler durement de nos cerveaux, pour mieux savoir et imaginer
plus vite.
(p.182)
- Mais le Français avaient eu, jusqu'ici, la réputation de têtes sobres et
logiques. Vraiment, pour que s'accomplisse, selon le mot de Renan, après une
autre défaite, la réforme intellectuelle et morale de ce peuple, la première
chose qui lui faudra rapprendre sera le vieil axiome de la logique classique :
A est A, B est B ; A n'est point B.
(p.184)
- L'homme d'affaires, le médecin, l'homme de loi, doivent aujourd'hui, peiner
durement à leurs bureaux. Quand ils en sortent, il semble qu'ils ne gardent
plus de force que pour s'amuser. Peut-être une meilleure organisations du
temps, sans rien enlever à l'intensité du travail, leur rendrait-elle plus de
loisirs. L'amusement cependant prend-il, d'aventure, forme intellectuelle ? Il
se raccorde rarement à l'action, même indirectement. Car une vielle tradition
nous porte à aimer l'intelligence pour l'intelligence, comme l'art pour l'art,
et à les mettre à part de la pratique. Nous avons de grands savants, et nulles
techniques ne sont moins scientifiques que les nôtres. Nous lisons quand nous
lisons, pour nous cultiver : ce qui est fort bien. Mais nous ne pensons pas
assez qu'on peut, et doit, quand on agit, s'aider de sa culture.
(p.184)
- Le passé a beau ne pas commander le présent tout entier. Sans lui, le présent
demeure inintelligible.
(p.187)
- Il est bon, il est sain que, dans un pays libre, les philosophies sociales
contraires se combattent librement. il est, dans l'état présent de nos sociétés,
inévitables que les diverses classes aient des intérêts opposés et prennent
conscience de leurs antagonismes. Le malheur de la patrie commence quand la
légitimité de ces heurts n'est pas comprise.
(p.194)
- (Voici une partie du testament de Marc Bloch écrit le 18 mars 1941)
«J'affirme, donc, s'il le faut, face à la mort, que je suis né Juif; que je
n'ai jamais songé à m'en défendre ni trouvé aucun motif d'être tenté
de le faire. Dans un monde assailli par la plus atroce barbarie, la généreuse
tradition des prophètes hébreux, que le christianisme, en ce qu'il a de plus
pur, reprit pour l'élargir, ne demeure-t-elle pas une de nos meilleures raisons
de vivre, de croire et de lutter ?
Etranger à tout formalisme confessionnel comme à toute solidarité
prétendument raciale, je me suis senti, durant ma vie entière, avant tout et
très simplement Français. Attaché à ma patrie par une tradition familiale déjà
longue, nourri de son héritage spirituel et de son histoire, incapable, en
vérité, d'en concevoir une autre où je puisse respirer à l'aise, je l'ai
beaucoup aimée et servie de toutes mes forces. Je n'ai jamais éprouvé que ma
qualité de juif mît à ces sentiments le moindre obstacle. Au cour de deux
guerres, il ne m'a pas été donné de mourir pour la France. Du moins, puis je,
en toute sincérité, mer rendre ce témoignage : je meurs, comme j'ai vécu, en
bon Français»
(Marc Block a été résistant pendant la guerre. Arrêté le 8 mars 1944, Le 16
juin 1944 il a été fusillé au bord d'une route)
(Editions Gallimard, 1990. Lu dans la collection "Folio histoire n° 27) ISBN 978-2-07-032569-6
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