Anne Dufourmantelle (1964-2017)
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Défense du secret
- Le temps est irréversible, la connaissance aussi.
(p.9)
- Le secret, le serment et le sacré ont tous trois rapport à l'ineffable, ils
sont indéfectiblement liés dans la mémoire de la langue.
(p.13)
- La confidence est une invitation dans la zone la plus intime d'un être. Mais
l'élection est aussi une mise à l'écart. En un sens, avec le secret on est
toujours trois. Le gardien, le témoin, l'exclu — cette ternarité essentielle
peut toujours s'embraser dans la jalousie ou la conquête du pouvoir. Mais
avant même toute confidence, il y a cette parole cachée qui passe entre soi
et soi.
- [...] les voies du secret donnent accès à un horizon d'immanence illimité.
(p.16)
- On nait avec un sentiment plus ou moins fort de l'étrangeté du monde.
(p.45)
- Les premières pensées qu'un enfant ne dit pas les premiers actes qu'il
dissimule, les premières pensées qu'il omet de partager, sont des étapes
cruciales dans son chemin d'individualisation.
(p.45/46)
- Tout secret porte potentiellement en lui une charge de violence. Comment s'en
délivrer sans exploser avec ?
(p.57)
- La jouissance est un secret crucial.
(p72)
- Vouloir tout savoir de l'autre est une maladie qui tue lentement ce qu'elle
désire le plus protéger.
(p.73)
- Le secret n'est pas toujours la vérité d'un être, traumatique ou non. Sa
dissimulation n'est pas qu'un effet de refoulement qui s'ajouterait à celui de
la censure. Le secret est un temps en soi, un rapport à la vérité, dirait
Heidegger, et non la vérité même.
(p.78)
- On dit « garder » un secret — mais rien n'est assez puissant pour protéger
un secret de sa possible profanation sinon sa propre intensité, c'est-à-dire
la manière dont il reste vivant.
(p.79)
- Garder un secret suppose une certaine puissance d'être. Il est plus facile de
s'en décharger sur un autre... Tout de suite de s'en délivrer, de s'en vider.
(p.82)
- La question de l'intensité est cruciale, car elle ne s'embarrasse d'aucune
éthique, ce qui s'inscrit là au fer rouge comme une empreinte ineffaçable est un
trajet d'intensité, peu importe qu'il ait blessé ou ébloui, mis à terre ou
élevé.
(p.85)
- On attache parfois plus de prix au crime d'« avoir » un secret qu'au contenu
de ce secret lui-même.
(p.95)
- Que tout secret soit potentiellement une dissimulation et donc un mensonge et
non un « jardin » à l'abri duquel peut croître la vie, est notre idéologie de
civisme.
(p.99)
- C'est bien ce que la société des aveux maintient : tout secret à ses yeux est
déjà un mensonge.
(p.100)
- L'incitation à la délation va de pair avec une société sécuritaire.
(p.100)
- La transparence volontaire sert la servitude volontaire.
(p103)
- Telle la tortue qui porte sa maison sur son dos, l'ordinateur-tablette-téléphone
représente l'exosquelette de la personne, comme le dit Miguel Benasayag,
l'espace dévolu à l'intériorité devenant de plus en plus indiscernable du
dehors.
(p.108)
- Exister c'est être vu, lu : c'est apparaitre enfin.
(p.109)
- La science est ce qui fait de tout mystère une énigme en lui imputant un
secret à percer à jour.
(p.114)
- La dissimulation, en effet, n'est acceptée en démocratie que lorsqu'elle
engage les intérêts de l'État ou si elle est liée à la déontologie d'un corps
de métier.
(p.117)
- Le maniement du secret est l'une des clés de la royauté et de toute tyrannie.
Mais c'est précisément cette identification du pouvoir et du secret qui a été
le fer de lance de la promotion de la transparence en terrain démocratique.
(p.118)
- Dans la Grèce antique [...].L'exercice du pouvoir revendiquait clairement
l'opacité L'âge : « Qui ne sait pas dissimuler ne sait par régner », faisait
loi.
(p.119)
- Un secret ça se garde. En retour, il vous donne la capacité d'être seul en
possession de quelque chose dont la valeur tient à ce qu'il n'est connu que de
vous. Ne pas révéler ce que l'on sait, garder une part « pour soi », c'est
renoncer à faire usage de ce savoir, de quelque façon que ce soit. Mais le
secret est beaucoup plus qu'un avoir. Il est une dimension essentielle de
l'être, car il permet au coeur de se fortifier, de faire accueil à ce « for
intérieur » que nul ne peut forcer.
(p.185)
- La capacité de comprendre et de garder un secret est aussi une aptitude à
résister au pouvoir.
(p.186)
- Comme le mantra dans la religion hindoue, la parole est liée à un pouvoir
créateur. C'est pourquoi le nom - le fait même de nommer - a une si grande
importance dans la tradition hébraïque. Le nom contient l'essence de celui qui
le porte.
(p.190)
- Dans le monde hébraïque, l'idée du destin est suspendue à la liberté impensable
de Dieu. Or, dès l'origine, le prophète juif n'inscrit pas sa vocation dans
cette anticipation de l'histoire [...] son rôle ne se réduit pas à l'exercice
de cette clairvoyance, il appelle au retournement spirituel de l'homme contre
le destin par la prise de conscience de la répétition. On pourrait dire qu'il
anticipe l'éthique de la psychanalyse!
(p.191)
- [...]la décision de renoncer à la vie vous soustrait à toute rétorsion possible
de l'État.
(p.196)
- L'intime est un espace d'appropriation du monde à partir du secret, de la
solitude et sans doute de l'incommunicable, ou de ce qui pour être communiqué
doit trouver une langue particulière pour se dire, qui n'est pas la langue
commune.
(p.201)
(Éditions Payot et Rivages. 2015)
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Anne Dufourmantelle (1964-2017)
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Eloge du risque
- Le jour de novembre 2017 où j'ai acheté le livre, "Eloge du risque",
la libraire m'a appris que l'auteure était morte quelques mois auparavant en
sauvant des enfants qui se noyaient...Cela m'a impressionné que justement
j'avais choisi ce livre d'elle, alors que d'autres titres d'elle étaient en
présentation. Après vérification sur internet j'ai appris en effet qu'elle est
morte, non pas noyée comme je l'avais pensé, mais d'une crise cardiaque en
juillet 2017 juste après avoir en effet sauvé des enfants de la noyade.
- Comment ne pas s'interroger sur ce que devient une culture qui ne peut plus
penser le risque sans en faire un acte héroïque, une pure folie, une
conduite déviante ?
(p.12)
- Comment imaginer que la certitude de notre fin pourrait n'avoir, en retour, sur
notre existence aucun effet ?
(p.12)
- Et si ne pas mourir de notre vivant étai le premier de tous les risques, qui
se refractait dans la proximité humaine de la naissance à la mort ?
(p.12)
- L'instant de la décision, celui ou le risque est pris, inaugure un temps
autre, comme le traumatisme. Mais un trauma positif. Ce serait,
miraculeusement, le contraire de la névrose dont la marque de fabrique est de
prendre aux rets l'avenir de telle sorte qu'il façonne notre présent selon la
matrice des expériences passées, ne laissant aucune place à l'effraction de
l'inédit, au déplacement, même infime, qu'ouvre une ligne d'horizon.
(p.13)
- La vérité est un point de résistance au réel d'une force sans égal.
(p.17)
- La mort, c'est elle qui se risque , on sait ça. La tenir imaginairement en
ligne de mire ne nous garantit pas d'être plus vivant ni plus aimant.
(p.19)
- Lorsqu'un adulte malmené dans sa vie affective se laisse dériver jusqu'à être
un déchet, c'est ce corps-là, du très petit enfant qui parle en lui et
réclame une attention qu'aucun adulte ne peut, n'a pu, lui prodiguer.
(p.22)
- L'amour, ici j'ose risquer le mot, avec appréhension certes, est un art de la
dépendance.
(p.23)
- Si la dépendance c'est la tentation, alors on peut lui reconnaître d'avoir
ressuscité la figure du diable. Le tentateur qui fait de Job l'homme éprouvé
dit notre condition humaine.
(p.23)
- Chacun de nous à sa manière, pactise avec le diable. Entretient avec lui une
conversation su'il tente de garder tout à fait secrète.
(p.24)
- Sous-estimer le diable est dangereux, croire que la tentation s'écarte par
la seule force de la volonté est vain - cela au moins nous le savons. Imaginer
qu'y répondre serait s'en délivrer est naïf. L'emprise qu'exerce la tentation
se renforce aussi bien du refus que de l'acte par lequel on s'y adonne.
(p.24)
- Face à l'inéluctable, il y a encore l'esprit.
(p.28)
- La passion n'est pas recommandée. Et pourtant chacun la guette, et chacun en
secret voudrait être pris de ce mal mortel. Ruine de la famille, destructive
d'une lente et vraie vie d'amour, petite fabrique du mirage amoureux, source
toxique d'attachement, empreinte illusoire, machinerie du désir se voulant
éternelle mais se révélant éphémère, essentiellement narcissique, la passion
a de tout temps été accusée de tous les maux, et attendue en secret par tous.
(p.35)
- On peut choisir sa route, mais on ne commande pas au vent. On tente de
maîtriser son coeur ou du moins les actes qui en découlent. Y croire nous
suffit la plupart du temps.
(p.36)
- Tout est affaire de consentement, de refus. De cela nous sommes responsables,
dire oui ou non. Et comment aimer et ne jamais oublier qu'on a aimé ?
(p.37)
- S'abandonner, qui de nous en est capable ? Je veux dire vraiment, pour une fois
dans sa vei, sans réserve...
(p.37)
- On veut l'intensité sans le risque. C'est impossible. L'intensité c'est le
saut dans le vide, la part d'inédit ce qui n'a pas encore été écrit et qui
pourtant en nous est en attente, de précisément ça.
(p.41)
- [...]à l'échelle de quatre générations, d'une vie il ne reste au mieux qu'une
anecdote, un écrit, une mauvaise photo, et souvent plus rien.
(p.49)
- Dans une société où l'assurance qu'impose dans tous les domaines, parce que nul
ne peu plus la décliner, ni même sans passer, promouvoir le risque zéro est
devenu inutile, il va de soi. Il est devenu l'horizon obligé de nos décisions
collectives et individuelles.
(p.61)
- Le zéro auquel nous aboutissons est mortifère. Il déresponsabilise le sujet de
son acte, il le sens de de l'intérieur en un être de pulsion qui risque tout et
n'importe quoi et qu'il convient, de ce fait, de protéger de gré ou de force
contre lui-même et un être de raison jamais assez raisonnable.
(p.62)
- Ne pensant plus la mort ni comme possibilité ni comme stratégie, mais
seulement dans son nécessaire évitement, le premier des deux bélligérants qui
accepte de passer outre ce « risque zéro » gagnera sur le terrain. C'est la
logique des kamikazes : vous voulez y aller ? Eh bien risquez votre vie.
(p.62)
- Le risque est un romantisme désuet pour adultes qui refusent de grandir, de
prendre leur part de responsabilité et, en obtempérant, de la confier à
d'autres, qui eux, sauront le capitaliser et vous mettre en garde contre votre
inconscience.
(p.63)
1 0 immanence transcendance
La nécessite de transendance est sans doute la marque la plus sûre de
l'immanence de ce monde, sa matérialité même, son empreinte de profuse
prodigalité.
(p.65)
- Car nous voulons l'insouciance au prix de la servitude.
(p.66)
- Admettre que nous pouvons faire autrement qu'être victimes des circonstances,
non pas parce que le hasard n'existerait pas (c'est la pensée magique ou
religieuse), ni parce que le réel ne ferait pas effraction dans nos vies, mais
parce que la manière dont nous nous laissons entamer par lui, quel que soit
son degré de gravité, de férocité même, dépend de nous et de notre manière de
nous mouvoir dans un monde ouvert, mouvant, accidenté, irreprésentable d'une
certaine manière...
(p.66)
- En quoi le secret est un risque ? Le secret est beaucoup plus qu'un avoir. Il
est une dimension essentielle de l'être, car il permet au coeur de se
fortifier, de faire accueil à ce « for intérieur » que nul ne peut violer.
(p.69)
- La capacité de garder un secret est une aptitude à résister au pouvoir. Telle
est la dimension politique et spirituelle qu'en ces temps où il est recommandé
de tout révéler, il est peut-être important de défendre.
(p.69)
- La vérité est une sortie de crypte, une mise à nu. Peut-on tout dévoiler ?
Doit-on tout dire à l'autre ? Quel est le rapport entre la vérité et le
secret ? Le secret n'existe pas sans la possibilité d'être partagé, sans la
parole qui le défend ou celle qui le trahit, sans la promesse de le garder,
sans l'aveu qui le délie. Si le secret atteint toutes les facettes de
l'expérience humaine, il existe au moins deux domaines où dans l'histoire, il
aura exercé - comme discours - une fonction dominante : le sexe et la prière.
La sexualité est une sphère où le discours intime joue un rôle central. Ce qui
est tu n'a d'autre fonction que de souligner l'écart entre ce qui est dit et
ce qui pourrait être dit.[...]
(p.69)
- La prière est un état d'attente d'une parole dont on sait qu'elle ne viendra
pas, mais qui en même temps est là en vous, déposée de tout temps.
(p.70)
- Le secret est l'inverse de la honte.
(p.70)
- « - Pourquoi l'aimerais-je puisqu'elle m'empêche de tout, y compris de
mettre fin à ma stupide petite vie ? ».
(p.74)
- « Il est douloureux de renoncer au renoncement car dés cet instant vous
réalisez que le mal est fait, et avec lui le temps perdu et l'aveuglement et
l'alibi et la pauvreté des faux-semblants ».
(p.74)
- C'est en communiquant avec le monde que nous communiquons avec nous-mêmes.
(p.97)
- [...] nous préférons souvent à l'inconnu la connaissance de notre douleur.
(p.98)
- Le risque le plus grand, on le sait depuis toujours, c'est aimer.
(p.98)
- L'angoisse est un écran de fumée jeté sur la conscience pour lui épargner
d'avoir à faire la lumière sur ce don elle ne veut rien savoir.
(p.105)
- L'angoisse nous rappelle qu'être vivant n'est pas sans prix.
(p.106)
- La monde de l'enfance est une nacelle suspendue à l'attente qu'arrive quelque
chose... Quand tout est encore possible.
(p.109)
- L'amplitude de la déception d'un enfant, sa capacité à être déçu, est
inimaginable pour les adultes.
(p.110)
- On n'a pas le droit d'exiger d'une promesse qu'elle soit tenue, on peut
seulement l'espérer, en vertu d'une éthique première, puisque promettre c'est
parier déjà sur le temps, sur la permanence du sujet qui n'aura pas versé dans
la folie ou succombé à la mort. Mais promette c'est croire que le langage vous
engage et qu'une vérité est en jeu dans tout ce que l'on dit.
(p.111)
- Jusqu'où notre vie est-elle vraiment la nôtre et que possédons-nous au juste
lorsque nous disons "ma" vie ?
(p.112)
- Comment perdre ce qui n'est pas à nous ? La vie nous est donnée, que nous
soyons croyants nous pouvons admettre cela.
(p.113)
- Les souvenirs sont des augures. On les place au commencement, on y retourne
parce qu'ils nous disent quelque chose de ce que nous sommes devenus ; on ne
les invente pas tout à fait, on les triture inconsciemment, on les transforme,
on les malmène pour qu'il deviennent des bribes de miroir réfléchissant notre
moi futur, notre existence à venir.
(p.123)
- Parler et se taire, dans toute l'histoire de l'humanité ont été deux figues
paradoxales de notre libération, de notre salut, autant que de notre perte, et
de notre nuit. Puis je prendre la parole avec douceur la parole ? Puis je
parler sans la prendre ? Sans violence, sans abus. La question serait
plutôt : la parole peut elle coexister amicalement, fraternellement, avec moi,
avec nous ? L'exercice de parler est un exercice de pouvoir, très vite, très
tôt. Dés l'enfance bien évidemment.
(p.135)
- Est-ce qu'il existe des souvenirs qui n'auraient jamais appartenu à la vie
parlée ?
(p.137)
- Les mots enregistrent nos alibis, notre nécessité que cela soit ainsi,
notre besoin de sens, de fidélité, de partage, notre croyance que l'on se parle
la même langue. que les mots pourraient à eux seuls changer quelque chose et
c'est vrai, si leur puissance est telle, c'est qu'elle est liée à cette
émotion première, définitive qui les lient à notre corps.
(p.139)
- La solitude est-elle une secrète préfiguration de la mort ?
(p.140)
- « Je suis seul » est une plainte qu'on entend se répéter, obstinément, et
surtout dans ce lieu qu'est l'antre de l'analyste. Vertigineuse parole, nous
rappelle Derrida, puisque cet aveu suppose toujours que l'on ne soit pas seul.
Qu'il y ait eu un témoin pour l'entendre.
(p.141)
- Il est difficile, presque insurmontable, de renoncer à ce que quelqu'un vienne
apposer sur nos souffrances la réponse juste, le baume magique de la
reconnaissance enfin donnée. Comme il est difficile aussi à l'analyste de ne
pas être au rendez-vous de l'apaisement exigé ! Nous cherchons l'autre à
l'endroit de l'amour, nous nous défendons à la fois d'y croire, notre deni
à la hauteur de la douleur. Mais qui nous sauvera de cette recherche du pur
amour ?
(142)
- L'appel à Dieu, pour certains est la seule voie de reconnaissance possible
hors de la solitude.
(p.143)
- Le rire est un risque. Rêver aussi. On peut rire et rêver de tout, et c'est
aussi ce qui en fait le scandale.
(p.146)
- L'humour est la seule vraie résolution de la névrose, disait Freud. J'ajouterai
que le rêve aussi. Ils sont des compromis magnifiques et pas des renoncements,
les seules, oui, qui face au réel ne soient pas névrotiques.
(p.146)
- La névrose est un compromis qui fonctionne d'abord avec le déni ; cette chose
si douloureuse qui m'est arrivée, mettons qu'elle n'existe pas, qu'elle n'a
jamais existé.
(p.147)
- Dans un trait d'humour, la réalité, si terrible soit-elle, n'est pas niée ni
tronquée, elle est transcendée, ménageant au sujet une possibilité de s'en
sortir dans un éclat de rire.
(p.147)
- Freud citait, pour exemple de sortie hors de l'impasse de la névrose, cette
phrase restée fameuse: « ainsi un condamné à mort, le matin de son exécution,
déclare-t-il : voilà une journée qui commence mal...» Plus de compromis ici
en effet, de la vie ou ne sort qu'en mourant, pas d'autre issue, que faire
entre-temps ? Le moins qu'on puisse dire, c'est que ce Freud-là est très proche
de Marc Aurèle. Freud stoïcien trouve à la proximité de la mort un réconfort
qu'on peut saluer par un mot d'esprit.
(p.147)
- [...] A ce titre, les blagues juives ont avec la mort une distance résolument
métaphysique.
(p.148)
- Le rire comme le rêve sont des traits d'esprit. Tous deux sont une incarnation
de la pensée dans le corps, ils sont littéralement de l'esprit fait corps.
(p.149)
- Le pouvoir a besoin de solennité pour s'exercer, nous sommes ici dans
l'antichambre de la crainte : le rire connaît la peur mais ne la soutient pas.
(p.149)
- Le rire vous prend à la gorge comme le sanglot, dont il est si proche,
l'émotivité ici prend le pas le l'examen de conscience.
(p.150)
- L'espoir est une étrange drogue dont l'effet commence avec l'espoir qu'on lui
accorde : la vie éternelle, pas moins. De tous les poisons distillés par la
conscience, il est peut-être le plus redoutable. Car le lent et méticuleux
travail de la névrose et ses compromis infernaux ne sont rien sans l'espérance.
(p.159)
- L'espoir est une forme étrange de renoncement puisqu'à nous inciter à parier
sur l'avenir, il offre une porte de sortie à la situation présente en nous
signifiant : demain viendra l'apaisement... Moteur secret de nos renoncements,
l'espoir est ce qui nous permet de tenir encore. Et souvent il faut le
reconnaître, il n'y a pas d'autre voie que de boire jusqu'à la lie ce poison,
plutôt que de sombrer très doucement dans l'abîme. Mais telle est la
dangerosité subtile de l'espérance, nous faire croire que sans elle notre vie
serait déjà perdue. ne pouvoir se passer d'elle pas plus que du rêve, de la
pensée, de la beauté.
(160)
- S'affranchir du possible, imaginairement inépuisable nous conduit seulement à
rester pris dans l'intrication de situation impossibles.
(p.160)
- Car qu'est-ce que croire, si ce n'est être face à ce qui ne peut pas être cru ?
(p.173)
- [...] il y a assez longtemps qu'on sait, sous toutes les latitudes, que le désir
c'est une histoire de chaînes, de déchainement et d'enchainements. Avec les
mots, entre les mots et sans les mots.
(p.202)
- Quand il n'y a plus d'accès au désir, on se meurt, invisiblement, plus rien
n'est aimanté, le sens vous quitté, les tâches sont mécaniques, même les
visages aimés ne vous sont plus d'aucun secours, ils vous accablent et
l'angoisse même peu à peu les contamine.
(p.203)
- De cette vie sans désir que l'on appelle aussi dépression, que peut-on dire ?
(p.203)
- Vivre est une invention arrachée à la terreur. Une terreur que certains
apaisent dans des bras toujours différents, d'autre dans l'alcool, d'autres
encore dans l'affairement maladif ; les êtres sont inégaux devant l'angoisse.
On peut penser que cette caresse de mère défait un peu de cette angoisse sur
le corps de l'enfant, qu'elle continue ainsi à le mettre au monde, que chaque
mot, chaque syllabe, chantée, chacun des bercements qu'elle imprime au berceau
vient soulager le poids de cette étrangeté du monde et faire hospitalité à
l'enfant, dans un sens très archaïque et absolument vital.
(p.206)
- Quand nous souffrons de ce qui fait symptôme, nous croyons que cette
souffrance nous empêche de vivre, alors qu'en réalité elle négocie pour nous
le prix de la réalité. On adopte un symptôme parce qu'il est une solution à
tout prendre, moins pire que de devoir trahir la fidélité originelle que nous
avons tissée dans nos premiers liens d'amour, rapport considéré comme un
équivalent de notre survie. Le symptôme est une tentative de continuer à tenir
droit dans l'existence aux prix d'une souffrance qui ressemble étroitement à
une dette.
(p.23)
- Car renoncer à souffrir, cela demande beaucoup de courage.
(p.215)
- Prendre le risque de l'enfance, c'est de ne jamais oublier qu'on a été enfant.
(p.228)
- L'enfance vivante en nous, c'est une autre chose. Une expérience de pure
intensité, une sorte de drogue rare une fois goûtée on a du mal à oublier.
[Note YF : Le sentiment de la solitude face à la prise de conscience de
l'immensité de l'univers... J'avais neuf ans]
(p.208)
- L'enfance est la seule expérience métaphysique que nous faisons tout en sachant
là que notre vie, d'un coup, s'est retournée. Nous avons vu l'envers du monde.
La doublure cachée, les coulisses. Puis il y aura l'oubli.
(p.229)
- J'ai toujours été un enfant sage...
Combien de fois n'ai-je pas entendu cette phrase... Sage pour quoi ? Au regard
de quoi, de quelle folie, de quels tourments écartés, de quels abîmes devinés ?
La sagesse d'un très petit est infiniment inquiétante.
[Note YF : Mon petit fils ( 3 ans et 3 mois: "C'est trop facile, cela ne
m'intéresse pas d'être sage."
- Les humains font ce qu'ils peuvent avec leur histoire.
(p.240)
- L'émotion que provoque la beauté est fulgurante.
(p.242)
- L'expérience du beau nous fait croire à un monde sauvé, épargné, comme si loin
de toute subjectivité nous pourrions aller vers une expérience plus souveraine
que toute intention.
(p.243)
- La beauté élève, bouleverse. Elle nous fixe là, dans ce qui ne nous appartient
pas.
(p.244)
- Le ciel n'aura de cesse de céder des territoires religieux aux orbites des
physiciens.
(p.245)
- Raconte-moi le monde demande l'enfant à l'heure de s'endormir, tiens moi dans
tes bras, dans tes mots, dans ta foi et emmène-moi avec toi, ne me laisse pas...
Et s'il n'ouvre pas la voie, c père, s'il n'entend pas la prière de l'enfant
qui s'endort, s'il ne tient pas sa promesse, c'est l'esprit qui est menacé.
(p.247)
- Un père c'est quelqu'un qui pose une séparation vivante, possible, aimante,
entre mère, la mère sauvage et matricielle, et l'enfant, que le monde en
dehors d'un ventre est possible et désirable, que l'on peut apprendre et
s'amuser beaucoup, qu'il est permis de désirer, que le désir est infini, jamais
épuisé, qu'il vous porte plus encore qu'on ne le port, comme l'esprit.
(p.248)
- Il ne peut y avoir de valeur donnée à l'universel sans un devoir d'attention et
de mémoire constant envers le singulier [...]
(p.250)
- Convoquer l'universel, c'est supposer qu'il y a un point d'appui transcendantal
aux contingences du monde.
(p.251)
- Se créer du temps est en hébreu l'équivalent de : inviter, cela signifie que
pour produire du temps, il faut être au moins deux. [Note YF : racine "ZMN",
"Zman"= temps, mais est aussi de la même racine qu'invité]
(p.252)
- L'ellipse est une des très belles figures mathématiques de l'évasion. [Note YF:
il s'agit de l'ensemble des points dont la somme des distances de deux
points distincts est la même... précision que si les deux points se confondent,
on a exactement la définition du cercle]
(p.258)
- [...] prendre le risque de « ne pas encore mourir » est un pari qu'à la fin nous
perdons, mais en ayant traversé avec plus ou moins de plénitude et de joie,
d'intensité surtout, cette vie.
(p.275)
- Rien ne résiste mieux, à l'enfer que le sens donné aux choses.
(p.277)
(Éditions Payot et Rivages. 2011 - Edition de poche :2014 dans la collection Rivages poche)
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Anne Dufourmantelle (1964-2017)
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La puissance de la douceur
- La douceur provoque de la violence car elle n'offre aucune prise possible au
pouvoir
(p.12)
- [ La douceur ] Sa contiguïté avec la bonté et la beauté la rend dangereuse pour
une société qui n'est jamais autant menacée que par le rapport d'un âtre avec
l'absolu.
(p.13)
- Venue du plus haut de la mémoire de la vie, là où la mère et l'enfant ne font
qu'un corps fusionnés. Le douceur évoque un paradis perdi.
Suite en cours...
(Édition Payot er Rivages 2015)
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dernière mise à jour : 28/07/2024
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version: YF:12/2017
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