Johan Huizinga (1872 - 1945)

Homo Ludens

Essai sur la fonction sociale du jeu (écrit en 1938)


    De ce livre d'une grande érudition je veux donner ici la table de matière.

       I. Nature et signification du jeu comme phénomène de culture
      II. Conception et expression de la notion de jeu dans la lang ue
     III. Le jeu et la compétition comme fonction créatrice de culture
      IV. Le jeu et la juridiction
       V. Le jeu et la guerre
      VI. Jeu et sagesse
     VII. Jeu et poésie
    VIII. La fonction de l'imagination
      IX. Formes ludiques de la philosophie
       X. Fonction ludiques de l'art
      XI. Civilisation et époques sous l'angle du jeu
     XII. L'élément ludique de la culture contemporaine



  • Le jeu est plus ancien que la culture. [...] Les animaux jouent exactement comme les hommes. (p.15)

  • L'existence du jeu, n'est liée à aucun degré de civilisation, à aucune forme de conception de l'univers. (p16)

  • L'existence du jeu affirme de façon permanente, et au sens le plus élevé, le caractère supralogique de notre situation dans le cosmos. Les animaux peuvent jouer : ils sont donc déjà plus que des mécanismes. Nous jouons, et nous sommes conscients de jouer: nous sommes donc plus que des êtres raisonnables, car le jeu est irrationnel. (p.19)

  • Qu'on songe au langage, ce premier et suprême véhicule que l'homme se fabrique pour pouvoir communiquer, apprendre, commander. Grâce au langage, il distingue, définit, constate, en un mot nomme, autrement dit élève, les choses jusqu'au domaine de l'esprit. (p.20)

  • Dans notre conscience, l'idée de jeu s'oppose à celle de sérieux. Cette antithèse demeure provisoirement aussi irréductible que la notion de jeu elle-même. (p.21)

  • En soi, le jeu n'est comique ni pour les joueurs ni pour les spectateurs. (p.22)

  • Le comique est en rapport étroit avec la sottise. En revanche, le jeu n'est pas sot. (p.22)

  • Le jeu en soi, s'il constitue une activité de l'esprit, ne comporte pas de fonction morale, ni vertu ni péché. (p.23)

  • Tout jeu est d'abord et avant tout une action libre. Le jeu commandé n'est plus de jeu. (p.24)

  • L'enfant et l'animal jouent, parce qu'ils trouvent du plaisir à jouer, et leur liberté réside là. (p.24)

  • Tout jeu peut à tout instant absorber entièrement le joueur. (p.25)

  • Quoi qu'il en soit, le jeu humain, dans toutes ses manifestations supérieures, où il signifie ou célèbre quelque chose, a sa place dans la sphère des fêtes et de culte, la sphère sacrée. (p.26)

  • Tout jeu à ses règles. Elles déterminent ce qui aura force de loi dans le cadre du monde temporaire tracé par le jeu. [...] Aussitôt que les règles sont violées, l'univers du jeu s'écroule. (p.29)

  • Dans la sphère du jeu, les lois et coutumes de la vie courante n'ont pas de valeur. (p.30)

  • Suivant l'antique doctrine chinoise, la danse et la musique ont pour but de maintenir l'univers dans ses voies et de contraindre la nature au profit de l'homme. (p.33)

  • L'homme joue, comme l'enfant, pour son plaisir et son délassement, au-dessous du niveau de la vie sérieuse. Il peut aussi jouer, au-dessus de ce niveau, des jeux faits de beauté et de sainte ferveur. (p.39)

  • La piste, le court de tennis, le terrain de marelle, l'échiquier ne diffèrent pas formellement du temple ou du cercle magique. (p.40)

  • Les rites fussent-ils sanglants, les épreuves des initiés cruelles, les masques terrifiant, le tout se joue comme une fête. La vie « courante » est arrêtée. (p.42)

  • Le jeu comporte toujours la question de la réussite. (p.76)

  • Le sérieux, inhérent à l'accomplissement d'une compétition, ne signifie nullement la négation du caractère ludique. (p.77)

  • Le résultat du jeu, en tant que fait objectif, est insignifiant et indifférent en soi. Le shah de Perse qui aurait refusé, de passage en Angleterre, d'assister à une course pour les motifs « qu'il savait bien qu'un cheval courait plus vite qu'un autre », avait, de son point de vue, parfaitement raison. Il ne consentait pas à se rendre dans une sphère ludique qui lui était étrangère : il entendait demeurer en dehors. (p.78/79)

  • Un point est essentiel dans tous les jeux : la réussite permet au vainqueur d'assurer sa réputation vis-à-vis d'autrui. (p.79)

  • L'idée de gagner est étroitement associé au jeu. Dans le jeu individuel, le fait d'atteindre le but du jeu ne signifie pas encore gagner. Cette notion n'intervient que lorsqu'on joue contre autrui.

    Qu'est-ce que gagner ? et que gagne-t-on ? Gagner, c'est manifester sa supériorité à l'issue d'un jeu. Toutefois, la validité de cette supériorité bien établie à tendance à prendre l'apparence d'une supériorité en général. Et par là, le fait de gagner dépasse le jeu en soi. (p.79)

  • Les notions de chance, et de sort sont toujours proches et la sphère religieuse, pour l'esprit humain. (p.88)

  • Depuis la vie enfantine jusqu'aux activités suprêmes de la culture, le désir d'être loué ou honoré pour sa supériorité agit comme l'un des ressorts les plus puissants du perfectionnement individuel et collectif. On s'adresse des compliments réciproques, on se loue soi-même. On recherche l'honneur approprié à sa vertu. (p.96)

  • La possibilité d'une parenté entre le droit et le jeu nous paraît claire dès que nous constatons que le procès, c'est-à-dire la mise en pratique par excellence du droit - quelle que puissent être les bases idéales ce celui-ci -, revêt dans une large mesure le caractère d'une compétition. (p.114)

  • Qui dit compétition, dit jeu. (p.115)

  • Le résultat du jeu de hasard est en lui-même une décision des dieux. Il le reste encore aujourd'hui lorsqu'un règlement prescrit : en cas de parité de voix, le sort décide. (p.121)

  • L'exercice de la juridiction et le jugement de Dieu ont leur origine commune dans la pratique d'une décision agonale : le sort, ou une épreuve de force prononce le jugement définitif. La lutte pour savoir qui vaincra et qui perdra est sacrée en elle-même. (p.121)

  • Ce n'est certainement par l'effet du hasard, si la compétition tient en particulier une place importante dans le choix de l'épouse ou de l'époux. (p.122)

  • La théorie de la « guerre totale » anéantit, pour la première fois, les derniers restes de la fonction culturelle, et aussi la fonction ludique de la guerre. (p.131)

  • Pour l'homme primitif, pouvoir et oser quelque chose signifie posséder magique. Au fond, toute connaissance est pour lui une connaissance sacrée, un secret qui donnent accès à un pouvoir de sorcier. Car pour lui, toute science se, trouve au fond, en relation avec l'ordre du monde. (p.153)

  • Le problème cosmogonique est l'une des occupations primordiale de l'esprit humain. La psychologie expérimentale infantile nous montre que nombre de questions posées par un enfant de six ans sont habituellement de nature cosmogonique : qui fait couler l'eau, d'où vient le vent, et d'autres au sujet de l'état de mort, etc. (p.156)

  • [dans l'introduction d'un document boudhiste ancien les Questions de Ménandre écrit en pâli. ] Le roi dit : « »Vénérable Nâgasena, voulez-vous engager une conversation moi ? - Si votre Majesté désire converser avec moi comme conversent les sages, j'y consens, mais si Elle converse avec moi comme conversent les rois, je n'y consens pas. - Comment conversent les sages, vénérable Nâgasena ? ». Suit l'explication : les sages contrairement aux rois, ne s'irritent pas lorsqu'ils sont mis dans une situation difficile. (p.163)

  • Pour comprendre la poésie, il faut pouvoir s'assimiler l'âme de l'enfant, comme on endosserait un vêtement magique, et admettre la supériorité de la sagesse enfantine sur celle de l'homme. (p.170/171)

  • Tout langage est expression en images. (p.189)

  • L'élément lyrique est le plus éloigné de l'élément logique, et le plus proche de l'élément musical et de la danse. (p.200)

  • L'essence même de la poésie lyrique est de se mouvoir en dehors des contraintes de l'intelligence logique. Un caractère fondamental de l'imagination lyrique est la tendance à l'exagération insensée. (p.200/201)

  • Le jeu a sa validité en dehors des normes de la raison, du devoir et de la vérité. (p.222)

  • Tout véritable culte est chanté, dansé joué. (p.222)

  • Le rapport de la danse et du jeu ne pose pas problème. Il est si évident, si intime et si complet que l'on peut négliger l'intégration du concept de la danse dans celui du jeu. Le rapport de la danse avec le jeu ne consiste pas en une participation, mais à une fusion, une identité d'essence. La danse est une forme particulière et très parfaite du jeu et soi. (p.230)

  • Le maintien du droit des gens a toujours été largement dépendant de la validité des notions d'honneur, de savoir-vivre et de bon ton. (p.286)

  • [...]Il faut conclure que le « cas sérieux », ce n'est pas la guerre mais la paix. Car la suppression de ce lamentable rapport d'ennemi-ami permettra à la pleine reconnaissance de sa dignité. La guerre, avec tout ce qui la provoque et l'accompagne, se prend toujours dans le filet démoniaque du jeu.

       Ici se révèle, une fois de plus, la troublante insolubilité du problème : jeu ou sérieux. Peu à peu, nous en sommes arrivés à la conviction que la culture est fondée sur le jeu noble, et qu'elle ne peut manquer de teneur ludique, si elle veut déployer sa qualité suprême de style et de dignité. Nulle part l'observance des règles établies n'est aussi indispensable que dans les relations entre peuple et États. Si ces règles sont violées, la société tombe alors dans la barbarie et le chaos. (p.287/288)

  • Toutefois, La guerre moderne semble avoir précisément perdu tout contact avec le jeu. Des États hautement civilisés se retirent complètement de la communauté du droit des gens, et professent sans honte un pacta non sunt servanda. (p.288)

  • La pensée du jeu ne peut se présenter, dès que l'on se place au moint de vue de ceux qui sont victimes d'une agression, de ceux qui combattent pour leur droit et leur liberté. (p.288)

  • Dans le critère de la valeur éthique, le dilemme séculaire, jeu ou sérieux, trouve sa solution pour tous les cas particuliers. Quiconque méconnaît la valeur objective du droit et des normes morales ne trouve aucune solution. La politique a toutes ses racines dans le terrain primitif de la culture jouée en compétition. Elle ne peut s'en dégager pour s'ennoblir que par un ethos qui rejette la valeur du rapport ennemi-ami,[...] (p.289)

  • Peu à peu, nous avons abouti à une conclusion : la vraie culture ne peut exister sans une certaine teneur ludique, car la culture suppose une certaine modération et une certaine maîtrise de soi, une certaine aptitude à ne pas voir la perfection dans ses propres tendances, mais à se considérer toutefois comme enfermée dans certaines limites librement consenties. La culture sera toujours, en un sens,jouée, du fait d'un accord mutuel suivant les règles données. La véritable civilisation exige toujours et à tous points de vue le fair play et le fair play n'est pas autre chose que l'équivalent, en termes ludiques, de la bonne foi. Le briseur de jeu brise la culture même. (p.289)

    (Edition Gallimard, 1951 - Collection Tel (traduit du Néerlandais par Cécile Seresie)    ISBN : 978-2-07-071279-3



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dernière mise à jour : 209/12/2021 version: YF-08/2021