Imre Kertész (1929 - 2016) [ Prix Nobel de littérature 2002 ]

Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra jamais


  • ...cette phrase, à savoir: "Auschwitz ne s'explique pas", est fausse déjà au niveau structurel, puisque ce est est est toujours une explication, même si cette explication est par nature purement arbitraire, erronée, quelconque, mais c'est un fait qu'un fait a au moins deux existences, l'une factuelle et l'autre, pour ainsi dire, spirituelle, une mode d'existence spirituel qui n'est autre qu'une explication, une amoncellement d'explications, et qui plus est, une explication des faits, ce qui revient en fin de compte à les annihiler, ou tout au moins à les brouiller; cette malheureuse phrase - "Auschwitz ne s'explique pas" - est aussi une explication, elle sert au malheureux auteur à expliquer que nous devons passer Auschwitz sous silence, qu'Auschwitz n'est pas, ou plutôt n'a pas été, car n'est-ce pas, seules les choses qui ne sont pas ou n'ont pas été ne sont pas explicables. Cependant, j'ai sans doute dû dire qu'Auschwitz a été, et donc est, et qu'il y a donc une explication, et il n'y a justement pas d'explication au fait qu'Auschwitz n'a pas été, c'est-à-dire qu'on ne pourrait pas expliquer qu'Auschwitz n'ait pas été, ne se soit pas produit, qu'un état du monde ne se soit pas réalisé dans le fait nommé "Auschwitz"... (p.50)

  • ...ce qui est réellement irrationnel et qui n'a vraiment pas d'explication, ce n'est pas le mal, au contraire : c'est le bien. (p.56)

  • ...comment peut-on obliger un être vivant à être juif, [... ] car je ne pourrais rien lui - te - donner, ni explication, ni foi, ni arme à feu, puisque ma judéité ne signifie rien pour moi ; rien en tant que judéité, mais tout en tant qu'expérience; [...] (p.116)

    (Editions Actes Sud 1995 - Traduit du hongrois par Nathalie Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba)


Journal de galère



  • J'ose affirmer que presque tout le savoir qui ne nous concerne pas directement est vain. (p16)

  • Je suis descendu acheter un journal. Je n'avais qu'à traverser la rue et donc, sachant que je reviendrais tout de suite, j'ai branché ma cafetière électrique. Et qu'est-il arrivé? Je suis revenu. Comment ai-je pu faire preuve d'une telle assurance ? (p.44)

  • L'homme: Il vit, mais ne dispose pas de sa vie; il pense mais ne sais rien; il vit en troupeau, mais c'est un individu; c'est un individu, mais il est incapable de vivre seul; il fait partie de la nature, mais il la détruit pour la transformer en biens sociaux; et par son activité il finit par anéantir aussi bien la nature que la société. Pourtant le pire est qu'il s'est imposé des lois qu'il n'est pas capable de respecter; ainsi, il est obligé de vivre dans le mensonge et le mépris. (p.45)

  • Je n'ai jamais pensé à la religion: je ne la comprends tout simplement pas, [...]. Pourtant, ma judéité m'a permis de vivre l'expérience universelle d'une existence humaine assujettie au totalitarisme. (50)

  • Tout geste accompli pour protéger ou sauvegarder le monde est un geste de tragédie, un geste élitiste. (p.115)

  • Le bonheur tel que les hommes se l'imaginent. Ils croient que le bonheur est l'exact opposé de la souffrance; leur bonheur est un bonheur qui exclut la souffrance. Pauvres malheureux ! (p.132)

  • La sociologie est la philosophie de notre époque. (p.138)

  • Que Freud s'exprime essentiellement par des symptômes de maladie n'est que la continuation cohérente des essais de Montaigne, de la métaphysique de Schopenhauer et de la critique morale de Nietzsche. (p.139)

  • Qu'il faille avoir peur de nous-mêmes, parce que nous ne savons pas de quoi nous sommes capables ou non, ce n'est pas Freud qui nous l'a appris, mais notre propre expérience;[...] (p.139)

  • L'importance inestimable du roman : c'est un processus grâce auquel on se réapproprie sa vie. (p.147)

  • La vie est un temps que nous meublons surtout de choses superflues.[...] (p.148)

  • On ne peut être intelligent qu'à l'intérieur de ses propres limites. (p.155)

  • Les hommes trouvent leur existence insupportable et ne prennent pas leur vie au sérieux. (p.156)

  • La foi est une question de choix, mais une vie éthique dépourvue de foi religieuse l'est tout autant et, à mes yeux, elle est même plus héroïque. (p.158)

  • L'Europe a disparu - l'histoire des soixante-quinze dernières années en est-elle la cause ou seulement le symptôme ? Peu importe. Elle est devenue un continent vassal, un dépôt militaire d'autres puissances, un terrain de de manœuvre. Peu importe ce qu'elle pense d'elle-même. Et ainsi, ce qu'elle pense (parce qu'elle a quand même des idées, surtout d'ordre économique, mais seulement en rapport avec sa situation devenue marginale) ne compte absolument pas. (p.161)

  • Je lis les philosophes plutôt pour leur digressions que pour leurs systèmes. (p.162)

  • En avant, ne te retourne jamais, tout devant, il y a la mort - tu es donc libre. (p.167)

  • J'ai des devoirs et des obligations. Je considère comme un devoir d'avoir des obligations. (p174)

  • Nous somme certainement plus souvent bons par lâcheté que par une véritable disposition au bien. (p.193)

  • Oui, l'homme existe intellectuellement dans l'éthique, sa pensée est de nature éthique, et seule la sphère éthique n'est jamais ennuyeuse, parce que la question qui se pose toujours est celle de savoir comment il faut vivre; l'homme ne peut pas comprendre sa vie, il ne peut que la vivre; l'homme est un être éthique et religieux, ses autres occupations sont accessoires ; et si c'est un être créé, il a été créé pour vivre sa vie de manière éthique et se plaindre de ses expériences. L'homme est la mauvaise conscience de Dieu. (p.208)

  • La conscience humaine est à l'évidence la conséquence d'un court-circuit, d'une sorte de prolifération cancéreuse. Le tout se résume à ce que l'homme est conscient de son existence et du caractère inéluctable de sa disparition.[...] (p.212)

  • Habitude commune aux bourreaux et aux infirmiers : ils parlent durement aux condamnés à mort. (p.214)

  • Chaque instant de ma vie est un problème posé au suicide. (p.215)

  • Tout vie s'adresse à quelqu'un et c'est dans cette mesure - uniquement dans cette mesure - qu'elle a un sens, même si le sens de la vie reste par ailleurs totalement obscur. (p.217)

  • Absence de pardon est souvent faiblesse, faiblesse est souvent violence, violence est souvent cruauté. (p.227)

  • S'Il a créé l'homme à Son image, à l'image de quoi l'homme a-t-il créé la sélection d'Auschwitz ? (p.227)

  • Pourquoi déteste-t-on encore plus les juifs depuis Auschwitz ? A cause d'Auschwitz. (p.231)

  • Qu'elle que soit ta croyance, tu mourras ; mais si tu ne crois en rien, tu es déjà mort de ton vivant. (p.232)

  • Si donc Auschwitz ne peut pas être intégré à l'histoire, l'erreur ne réside pas dans Auschwitz mais dans l'histoire. (p.250)

  • La question n'est pas de savoir si Dieu existe ou non. L'homme doit vivre comme s'il existait. (p.256)

  • Quand je dis Dieu, ce n'est naturellement qu'une métaphore, comme d'ailleurs tout ce que je dis, plus précisément ce que je peux dire, ce que le langage me permet de dire. (p.263)

    (Editions Actes Sud 2010 Traduit du hongrois par Nathalie Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba)


L'Ultime Auberge



  • Je ne l'aurais jamais cru, mais la vieillesse arrive d'un coup. D'un jour à l'autre, presque d'une minute à l'autre. L'attitude physique change soudain, on ne peut rien y faire. Une envie d'uriner vous prend brusquement et il faut la satisfaire sas délai sous peine de souiller son linge de corps. Quelle humiliation. La pire catastrophe, c'est l'impuissance, alors qu'on n'a pas perdu son attirance pour les femmes. Autre catastrophe, l'insomnie. (p.18)

  • Il y a très peu d'endroits où l'on vive par conviction. Beaucoup d'Israéliens vivent en Israël par conviction... (p.22)

  • Je me rappelle ce que m'a dit l'an dernier un pasteur de Stralsund: Dieu n'a pas de religion. (p.27)

  • Je crains qu'on n'aime les gens dits bons que parce qu'ils sont faibles. (p.29)

  • La souffrance, seule la souffrance est sérieuse. (p.36)

  • Nous avons décidé de tenir bon. Il y a une limite au-delà e laquelle il ne faut pas continuer; nous n'y sommes pas encore

  • La maladie n'a rien a voir avec nos conceptions - en fin de compte, la maladie n'a rien à voir avec nous, tout au plus elle nous tue. (p.36)

  • L'homme à fait de Dieu un être moral, moral avant tout, mais Dieu est tout sauf moral. (p.42)

  • Auschwitz a eu lieu, et le fait qu'il a (pu) avoir lieu est irréversible. C'est en cela que réside la grande signification d'Auschwitz. Tout ce qui a eu lieu influence tout ce qui peut encore avoir lieu. On ne peut pas l'effacer du processus qu'on appelle, faute de mieux, le destin. Et on ne peut rien y changer. (p.44/45)

  • [...] je n'ai vraiment plus aucune raison de vivre. Je dois attendre de savoir ce qu'il adviendra de M., [note : sa femme] je dois rester à ses côtes tant qu'elle aura besoin de moi, la soigner tant que je le pourrai, et ensuite ne plus tarder... Pas besoin d'acheter un revolver ni de se procurer de la morphine. On peut aussi sauter par la fenêtre. C'est moins cher. (p.46)

  • Cela dit, j'ai toujours considéré mon infortune comme un châtiment naturel pour avoir osé naître. (p.47)

  • peu un mécanisme de contact, outil parfait de malentendus et de méconnaissance mutuelle qu'on ne peut ni ne veut plus changer. Car on "utilise" toujours l'autre et ainsi, on ne le connaît que pour autant qu'il est utilisable, voire manipulable. Tout changement signifierait une révolution et il est rare qu'on soit d'humeur révolutionnaire; sans parler des risques et fatigues qui vont de par avec la connaissance de l'autre... (p.49)

  • Celui qui est préparé à mourir n'affronte plus les problèmes. (p.54)

  • La Hongrie est en Europe une fatalité unique qui n'a ni sens ni explication. Les Hongrois se cramponnent à leur destinée et finiront sans doute par échouer sans comprendre pourquoi. Il en a toujours été ainsi dans ce pays et telle est peut-être justement cette fameuse fatalité; en d'autres termes, je parlerais d'absence d'intelligence européenne. (p.66)

  • [p.78 et suivantes :sur l'antisémitisme...trop déprimant pour être repris ici.] (p.78 et suivantes)

  • La possibilité d'une nouvelle destruction massive des juifs ne peut être exclue. (p.83)

  • Szuinyoghy restaurateur, accrocha le panneau suivant à sa devanture : "Entrée interdite aux juifs et aux chiens". Grün (autrefois Gerendas, maintenant de nouveau Grün), qui fut pendant vingt ans habitué des lieux, entra quand même.
    "Vous me haïssez vraiment, monsieur Szuinyoghy ? demanda-t-il.
    - Mais comment pourrais-je vous haïr, cher monsieur Gerendas ? protesta le restaurateur, puisque vous êtes l'un de mes plus fidèles clients depuis vingt ans ?
    - Et cela ne vous dérange pas que je sois juif ?
    - Et bien, si vous êtes juif, évidemment, il faut que je vous haïsse.
    - Il faut ou bien me haïssez-vous vraiment ?
    - Ma foi, si je pouvais faire la différence!" (p.97/98)

  • Mesurer l'importance de toute chose à l'aune de la mort. (p.107)

  • On se justifie pour ainsi dire sans cesse : le deuil est la mauvaise conscience du survivant. (p.125)

  • Je n'aime pas ne pas m'aimer, bien que ce soit parfois une source d'inspiration. (p.197)

    (Editions Actes Sud 2015 Traduit du hongrois par Nathalie Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba)



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dernière mise à jour : 16/07/2022 version: 27/02/2014