- Elle :
La peur, mon ennemie ; la peur qui nécrose la pensée, les mots, les
mouvements ; qui fige tout, détruit tout. L'ennemi n'est pas la maladie mais la
peur ; car je n'ose plus rien, je ne fais plus rien, je ne suis plus personne.
La peur a pris toute la place. Il n'y a plus d'issue, il n'y a pas le courage...
seulement la solitude de ma défaite et la conscience que je ne m'en sors pas.
(p.16)
- Lui :
Je suis là pourtant, je ne fais même presque que ça : être là.
J'assure et je rassure. Tu as la chance d'être tombée sur un homme-femme au
foyer.
[...]
et, ça ne me semble pas, pour l'instant, au-dessus de mes forces. Je n'ai pas
l'impression de mutiler mon identité, voire de la perdre - même s'il m'arrive
parfois de hurler intérieurement comme un loup enchainé - en devenant
prioritairement ton aidant, pour reprendre le mot qui, faute de mieux, désigne
ceux qui se mettent au service de quelqu'un en perte d'autonomie sans chercher
à savoir s'ils agissent par amour ou par devoir.
(p.21/22)
- Elle :
Je vois bien que ce quotidien est beaucoup plus difficile à vivre pour
toi que pour moi. Tu le dis, d'ailleurs, dès ces premières pages. Tes journées
sont ponctuées d'angoisse, d'inquiétude, bien plus que les miennes ; nous
étions : toi et moi ; nous voici désormais trois : toi, moi et cette foutue
maladie dont je ne sais plus le nom mais qui prend une place terrible entre
nous, une place épouvantable, même.
(p.23)
- Lui :
Aujourd'hui, je suis encore moi pour toi et toi aussi, tu es toi pour moi.
Voilà la différence entre un aidant et un soignant, tout persuadé soit-il que
«le malade est une personne ». Là où le soignant voit dans le malade
l'incarnation en chair et en os d'une maladie identifier qu'il sait identifier,
l'aidant, lui, voit un individu unique que ne ressemble qu'à lui-même. Et cet
individu, il ne veut continuer à le voir malgré la maladie et les déformations
qu'elle impose.
(p.25)
- Lui :
Comment pourrais-je vivre avec toi si, pour toi, tu n'es plus toi ?
(p.25)
- Elle :
Le couple nous protège-t-il du malheur ou au contraire, l'accélèere-t-il ?
(p.27)
- Lui :
Sommes-nous encore capable d'avancer ensemble dans la même
direction ? Et d'ailleurs, à quoi ça m'avancerait d'avancer ? Je me mets à
douter de l'intérêt de la marche en avant, où toute vie se propulse. Car on ne
vit qu'en évoluant dans une meute où s'accumulent au fil du temps parents
enfants amis amants, relation et contact, traitres et fidèles, malveillants et
bienveillants. Le territoire de l'homme - cet animal migrant - est dans le
temps comme dans l'espace.
(p.29)
- Lui :
Mais à force d'épouser, dans un pas de deux ininterrompu, ton ralentissement,
je m'accoutume à la lenteur, à tes temps morts, et j'oublie que le tempo de la
vie se jour en ruptues, accélérations, contretemps, qu'il faut y être rapide et
imprévu comme un batteur de jazz.
(p.30)
- Lui :
Je pense que nous somme comme ce couple, voués à marcher d'un pas hésitant vers
une nuit croissante, n'ayant pour nous soutenir que l'un et l'autre.
(p.53)
- Lui :
Dans la vieillesse on s'approche d'un point d'arrivée d'où il n'y aura plus de
point de départ.
(p.61)
- Lui :
Que peut-on encore être l'un pour l'autre, quand l'un ne sait plus ni qui il
est, ni qui est l'autre ?
(p.64)
- Lui
Quant à la routine, c'est le meilleur antidépresseur qui ait été inventé.
(p.105)
- Elle :
La météo est la science de ce qui ne se ressemble jamais tout à fait : le temps
qu'il fait. Elle nous rappelle que tout équilibre est fragile, instable,
versatile. Ce n'es pas une science exacte ; elle garde toujours la poésie de
l'imprévisible.
(p.111)
- Lui :
Je te donne raison sur ce point : seul l'imprévisible rend la vie supportable.
Car lui seul nous permet d'espérer.
(p.113)
- Lui :
J'ai un petit côté morbide j'en conviens, sans m'en vanter. Pourquoi ? Je n'en
sais rien. Je l'ai longtemps attribué à mes origines juives. Mais est-ce
nécessaire ? Peut-être suis-je simplement lucide, normalement conscient d'être
mortel, comme tout le monde l'était jusqu'à cette époque imbécile qui veut se
persuader que la mort est off record. Mais moi, aussi loin que je
remonte, j'ai toujours su clairement que j'allais mourir, et rien n'est jamais
parvenu à m'éloigner de cette certitude.
(p.129)
- Lui :
Il y a des douleurs qui vous suivent toute votre vie. Elles sont plus pérennes
que nos amours. Elles les marquent de leur sceau.
(p.130)
- Lui :
Le courage ? Dans notre génération, personne ne nous a jamais demandé d'en
faire preuve. Quand nous naissons, entre 1945 et 1950, le plus grand cauchemar
que l'humanité se soit inventé est tout juste derrière nous. Nous n'en
connaîtrons que l'écho dans les larmes de nos parents. Indochine, Algérie, en
grandissant nous passons entre les gouttes. Vient l'âge de nos révoltes : Nous
y défendrons le droit de « Vivre sans temps morts » et « Jouir sans entraves ».
Ce qui signifiait, mais nous ne le savions pas encore, l'ambition de devenir
d'inassouvissables consommateurs, de sexe, de drogues, de rock and roll,
d'abord, puis, l'âge venant, de baskets aérodynamiques, de voyages à Bali,
de biens immobiliers ; de meubles design ou de smartphones. Nous voulions être
les enfants de Marx et de Freud. Nous fûmes au mieux ceux des Choses de
Perec. Où trouver l'occasion du courage ?
(p.135)
- Lui :
Les héros, les vrais, n'ont pas besoin de haine pour trouver le courage de tuer
ou mourir.
La haine, c'est la vertu des lâches. Je le dis avec d'autant plus de force que
nous sommes entrés depuis cinq ans dans des temps haineux où la discorde,
l'irritabilité, l'irascibilité, la colère de tous contre tous semblent devenir
la règle du jeu social.
(p.139)
- Lui :
Ici et maintenant, face à ta maladie, c'est tout le contraire qui m'arrive.
Plus question de prendre le large. A l'inverse du reste de ma vie, le courage
c'est avant tout de ne pas fuir.
Je deviens un aidant et j'apprends à encaisser en tenant la position, comme
n'importe quel troufions dans n'importe quel trou ou il a dû se terrer pour
attendre l'ennemi.
Et dans ce trou où j'attends que la menace empire, sache-le, je suis seul comme
je ne l'ai jamais été.
(p.143)
- Lui :
Je découvre à tes côtes ce que prendre sur soi veut dire : ne rien attendre de
personne d'autre que soit.
[...]
Plaçant peu d'espoir dans le salut divin, le frisson mystique ou l'amour de mes
semblables en général, je me cherche des modèles chez les penseurs antiques qui
soutiennent que la première des vertus est de croire en soi.
(p.144)
- Lui :
Et contre ces coups du sort quel bouclier pour se défendre ? il n'y en a qu'un
qui vaille : la philosophie
Et la philosophie comprise comme quoi ? Comme le secours et les soins que
chacun doit porter à son propre « génie intérieur » afin « qu'il reste exempt
d'affront et de dommage ».
La philosophie dans cette pensée guerrière [note : il s'agit du stoïcisme,
exprimé par Marc-Aurèle] consiste à monter la garde et à se battre, s'il le
faut au mépris de sa vie, pour protéger le génie intérieur que chacun porte en
soi contre l'inimitié de l'existence, comme le compagnon d'armes protège son
ami.
(p.145)
- Lui :
Comment pourrais-je ne pas me réjouir - comme se sont réjouis avant moi
Montaigne, Descartes, Corneille, Pascal - de voir que l'empereur qui règne sur
le plus grand empire que le monde ait connu de son vivant songe avant tout à ce
que veut die l'empire sur soi-même ?
(p.146)
- Lui :
Crois-moi, ou non, il ne faut aucun courage pour aimer mais il en faut une
bonne dose pour passer d'aimer à aider.
(p.150)
- Lui :
Ce qui n'est pas dicible ni audible par notre entourage proche voire par le
corps social en son entier, ce qui ne saurait être avoué tant la culpabilité
suscitée par un tel aveu serait forte, c'est le profond désir de meurtre qui
travaille souterrainement l'aidant et qui lui fait espérer que, débarrassé de
son aidé(e), il pourrait se remettre à vivre la vie qu'il vivait avant que le
lourd devoir d'aider ne lui tombe dessus.
(p.153)
- Elle :
Ah ! Enfin ! Tu avoues ! Traître ! Tout est faux dans notre histoire jusqu'à
cet aveu, jusqu'à ce jour où enfin, tu nous nommes ! toi comme « aidant » moi
comme « aidée », et le résultat n'est pas brillant.
Tu sais bien que tout arrive par les yeux, tes yeux du matin si bleus, si beaux
et déjà si exaspérés. Je suis celle qui exaspère. Celle qu'on veut tuer...
(p.155)
- Lui :
L'insoluble nœud gordien qui se noue quand aimer devient aider - Haneke dans
son film Amour le tranche par le meurtre de l'aidée par l'aidant et le
suicide de ce dernier - peut se résumer ainsi :
Je t'aime, la preuve je t'aide. Autrement dit, puisque la maladie non seulement
te diminue, mais me prive de moi-même, désormais voué à te servir, je te hais
sans que jamais je puisse me l'avouer. Je continue donc à t'aimer comme si de
rien n'était alors que ce que tu es devenue désormais m'insupporte, me pèse,
me gave, me conduit à désespérer de moi, de nous, de tout.
(p.167/168)
- Lui :
Je pense que, quand la vérité est trop crue, il est bon de l'accompagner d'un
peu de cuit.
(p.171)
- Lui :
[note préliminaire : cette séquence parle à partir d'un texte des "Pensées
pour moi-même" de Marc-Aurèle que je trouve très important dans ces "Pensées"
notamment le livre III, chapitre 1. A relire impérativement].
Que reste-t-il du pouvoir sur soi quand on n'a plus celui d'être soi ? Comme
il rapporte, sans s'y étendre, la seule réponse qui vaille, du moins dans
l'Antiquité.
(p.225)
- Lui :
C'est indéniable : il y a une relation plus qu'intime entre la conscience de
soi et le suicide ;...
(p.226)
- Lui :
La conscience intime de ce qu'on doit aux autres est la matrice du respect.
Mais aujourd'hui même, après deux mois de confinement, des milliers de morts
et une économie mondiale en déroute, il semble que tout le monde continue à ne
penser qu'au respect qu'on lui doit. Et jamais à celui qu'il pourrait devoir à
autrui.
(p.243/244)
(Editions Plon 2020. Collection Folio) ISBN : 978-2-259-30448-1
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