Jorge Semprun (1923-2011)

L'écriture ou la vie


  •     Sans doute la mort est-elle l'épuisement de tout désir, y compris celui de mourir. Ce n'est qu'à partir de la vie, du savoir de la vie, que l'on peut avoirle désir de mourir. C'est encore un réflexe de vie que ce désir mortifère. (p.51)

  •     L'essentiel,c'est l'expérience du Mal. Certes, on peut le faire partout, cette expérience... Nul besoin des camps de concntations pour connaître le Mal. Mais ici, elle aura été cruciale, et massive, elle aura tout envahi; tout dévoré... C'est l'expérience du mal radical... (p.98)

  •     Le Mal n'est pas l'inhumai, bien sûr... Ou alors c'est l'inhumain chez l'homme, L'inhumanté de l'homme en tant que possibilité vitale, projet personnel... En tant que liberté... Il est donc dérisoire de s'opposer au Mal, d'en prendre ses distancs, par une simple référence à l'humain, à l'espèce humaine... Le mal est l'un des projets possibles de la liberté constitutive de l'humanité de l'homme... De la libert où d'enracinent à la fois l'humanité et l'inumanité de l'être humain... (p.99)

  •     ...Mais l'expérience de la vie, que la vie fait d'elle même, de soi-même en train de vivre , c'est actif. Et c'est au présent forcément.C'est à dire qu'elle se nourrit de passé pour se projeter dans l'avenir.

        quoi qu'il en soit, ce n'était pas un sentiment de culpabilité qui m'empoignait. Ce sentiment-là n'est que dérivé, vicariant. L'angoisse nue de vivre lui est antérieure: l'angoisse d'être né, issu du néant confus par un hasard irrémédiable. On n'a aucun besoin d'avoir connu les camps d'exterminatio pour connaître l'angoisse de vivre. (Je souligne) (p.149)

  •     J'aurai pu me sentir coupable si j'avais pensé que d'autres avaient davantage que moi mérité de survivre. Mais survivre n'était pas une question de mérite, c'était une question de chance. Ou de malchance, au gré des opinions. Vivre dépendait de la manière dont tombaient les dés, de rien d'autre. C'est cela que dit le mot « chance », d'ailleurs. Les dés étaient bien tombés pour moi, c'était tout. (p.150)

  •     Cette année-là, alors que la guerre civile commençait à tourner mal en Espagne - c'est à dire, pour être plus précis : alors qu'elle commençait à tourner dans le sens de l'Histoire, qui n'est pas forcément celui du Bien, l'Histoire, tout au long des années trente, ayant plutôt tourné dans le mauvais sens, faisant mûrir les ripostes totalitaires à la crise de la modernité démocratique et capitaliste - à touner, en tout cas, à la défaite des républicains espagnols[...] (p.179)

  •     C'est Franz Kafka qui est responsable de la publication de ses oeuvres inachevées, et non pas Max Brod. Il n'avait qu'à les détruire lui-même, s'il en était vraiment insatisfait. (p.181)

  •     Chaque fois que des inconnus racontent leur vie dans les trains, c'est pathétiquement banal. (p.214)

  •     [...] j'ai inventé nos conversations : la réalité a souvent besoin d'invention, pour devenir vraie. C'est-à-dire vraisemblable. Pour emporter la conviction, l'émotion du lecteur. (p.271)

  •     Autant que l'espagnol, en effet, le français était devenu ma langue maternelle. Elle l'était devenue, du moins. Je n'avais pas choisi le lieu de ma naissance, le terreau matriciel de ma langue originaire. Cette chose - idée, réalité - pour laquelle on s'est tellement battu, pour laquelle tant de sang aura été versé, les origines, est celle qui vous appartient le moins, où la part de vous-même est la plus aléatoire, la plus hasardeuse : la plus bête, aussi. Bête de bêtise et de bestialité. Je n'avais donc pas choisi mes origines, ni ma langue maternelle. Ou plutôt, j'en avais choisi une, le français. (p.283/284)

  •     Avec eux, il était devenu possible d'évoquer l'expérience d'autrefois; le vécu de cette ancienne mort, sans avoir une impression d'indécence ou d'échec. Formule sans doute choquante en français, : le « vécu » de la mort; ça sonne étrangement en français. En allemand, ce serat lumineux, quoi qu'en eût pensé Ludwig Wittgenstein : das Erlebnis dieses Todes. En espagnol aussi, d'ailleurs : la vivencia de aquella antigua muerte. Il n'y a que la langue française qui n'ait pas de substantif actif pour désigner les expériences del la vie. Il faudra en chercher les raisons, un jour. (p.290)

  •     Était-ce parce qu'ils avaient un quart - providentiel - de sang juif de Czernowitz dans leurs veines ? Suffisamment de sang juifs pour être curieux du monde, de ses misères et de ses grandeurs dans le décours du siècle ? [...] (p.291)

  •     Marrou** était un géant débonnaire, au savoir universel, pédagogique quand il le fallait, mais jamais pédant, parce que tempéré par de l'ironie et de la tolérence, vertus cardinales des grands esprits. Henri-Irénée Marrou : Historien français,(1904-1977) est un universitaire et historien antiquisant français, spécialiste du christianisme primitif et de philosophie de l'histoire. Il est aussi connu, notamment comme musicologue, sous le pseudonyme de Henri Davenson.[trouvé sur Wikipedia] (p.296)

  •     [...] ('intégrisme islamique accomplira les ravages les plus massifs si nous n'y opposont pas une politique de réforme et de justice planétaires, au XXIme siècle) (p.297) ( note YF : écrit en 1994 !!! )

  •     Un jour viendrait, relativement proche, où il ne reserait plus aucun survivant de Buchenwald. Il n'y aurait plus de mémoire immédiate de Buchenwald : plus personne ne saurait dire avec des mots venus de la mémoire charnelle, et non pas d'une reconstruction théorique, ce qu'auront été la faim, le sommeil, l'angoisse, la présence du Mal absolu - dans la juste mesure où il est niché en chacun de nous, comme liberté possile. Plus personnes n'aurait dans son âme et son cerveau, indlébile, l'odeur de chair brulée des fours crématoires. (p.301-302)

    (Editions Gallimard - 1994)


Jorge Semprun (1923-2011)

Adieu vive clarté...


  •     Contrairement à une opinion massivement répandue, surtout dans la gauche européenne, la paix n'est pas le bien suprême, l'objectif sacré et permanent de toute politique de progrès et de solidarité. (p.30)

  •     La vie en soi, pour elle même, n'est pas sacrée: il faudra bien s'habituer à cette terrible nudité métaphysique, à l'exigence morale qui en découle, pour en élaborer les conséquences. La vie n'est sacrée que de façon dérivée, vicariale : lorsqu'elle garantit la liberté, l'autonomie, la dignité de l'être humain, qui sont des valeurs supérieures à celle de la vie même, en soi et pour soi, toute nue. Des valeurs qui la transcendent. (p.31)

    (Edition Gallimard 1998)


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